mercredi 26 septembre 2007

Améliorer la réussite scolaire de tous les jeunes...


Dans une lettre ouverte au Président de la République les syndicats de l'éducation (enseignants, lycéens, étudiants) s'unissent pour alerter du danger que représenterait la mise en place d'un système éducatif à plusieurs vitesses. Aujourd'hui de trop nombreux jeunes quittent ce système sans aucune qualification (120000 par an). Nous sommes loin des objectifs de Lisbonne sensés nous conduire vers une économie de la connaissance. Nous avons besoin pour les atteindre d'une politique ambitieuse en matière d'éducation... plus ambitieuse que celle qui se dessine actuellement.

Améliorer la réussite scolaire de tous les jeunes, il n'y a rien de plus urgent ! Vous semblez découvrir ce que nous n'avons cessé de dénoncer : après des années de progrès constants, de hausse du niveau de formation des jeunes, le système éducatif peine encore à remédier à l'échec scolaire de milliers de jeunes en difficulté.

Mais il est d'autant plus urgent de traiter cette crise qu'elle s'inscrit dans une société où grandissent les inégalités sociales et territoriales. Les difficultés dans l'école renvoient à des difficultés vécues au quotidien hors de l'école par des milliers d'enfants et de jeunes. Non, tous les enfants n'ont pas les mêmes chances au départ, tous les jeunes n'ont pas les conditions de vie, de santé, d'équilibre qui leur permettent, sans accompagnement, d'accéder aux apprentissages, de se projeter dans l'avenir.

Aider efficacement les jeunes les plus en difficulté, former les enseignants pour cela, combattre les inégalités sociales et le danger que représenterait l'instauration d'une école à deux vitesses, ouvrir un avenir positif pour tous les jeunes, rien de plus difficile, rien de plus compliqué sans doute, mais rien de plus indispensable pour les jeunes, pour nous, pour l'avenir du pays. C'est pourquoi l'Ecole doit réussir à se transformer.

C'est ce défi-là que doit relever le service public d'éducation, parce qu'il est le seul à pouvoir le faire, pour tous, et pas seulement pour les plus favorisés ou les "méritants". C'est une question d'avenir, c'est un enjeu de démocratie. "Egalité des chances" ou "ambition-réussite", ces grands mots, tout comme les polémiques stériles sur les méthodes d'enseignement, ne peuvent tenir lieu de politique de transformation démocratique de l'école.

Au contraire, supprimer des milliers de postes, réduire l'offre d'enseignement pour tous, libéraliser la carte scolaire pour laisser se développer des ghettos scolaires, jouer la concurrence entre établissements, annoncer un collège éclaté, favoriser l'école privée, c'est menacer gravement le service public. Comment avancer avec une politique guidée par la seule réduction des coûts ? Tristement historique, la suppression de 11 200 emplois dans l'éducation nationale (et peut-être plus dans les années à venir), s'ajoutant aux milliers déjà subies, annonce encore plus de précarité, de difficultés, pour tous, personnels, familles, élèves. C'est inacceptable.

L'école, les enfants et les jeunes méritent mieux. L'avenir des enfants d'aujourd'hui, leur formation de citoyen et leur insertion professionnelle ne peuvent pas se réduire à un problème de "rentabilité" du système, encore moins s'organiser en sélections successives avant le collège, les lycées ou l'université.

Leur avenir se joue dès la maternelle, il se joue dans des classes moins chargées, dans un collège pour tous, dans la mise en oeuvre de pédagogies et d'organisations prenant en compte chacun, permettant l'accès de tous aux savoirs, à la culture. Il se joue certes avec des études dirigées, mais aussi et surtout avec une meilleure cohésion de la communauté éducative, des enseignants formés, des personnels pour accompagner, aider à tous les niveaux enfants et adolescents.

Nous voulons une politique éducative ambitieuse faisant avancer notre école publique en mettant au coeur la réussite de tous les jeunes. Nous voulons pour cela d'autres choix, un autre budget, une autre politique.

Confédération étudiante, CRAP-Cahiers pédagogiques, FAEN, FCPE, FERC-CGT, FIDL, FSU, GFEN, ICEM-Pédagogie Freinet, Ligue de l'enseignement, SGEN-CFDT, UNEF, UNL, UNSA Education.


Crédit photo : Flipsen&Gaabstra sur Flickr

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mardi 25 septembre 2007

L'aristocratie patrimoniale : une nouvelle classe sociale ? (2)


Middle class
Originally uploaded by VLKR.
Dans Les classes moyennes à la dérive, Louis Chauvel dresse un portrait peu reluisant de l'avenir qui s'offre à nous, les gens du milieu. Sombrer dans le déclassement social, ou survivre dans l'aristocratie patrimoniale... drôle de choix.


La semaine dernière je revenais sur les différentes conceptions sociologiques des classes sociales. Je terminais mon billet en empruntant la méthode décrite par Louis Chauvel dans Le retour des classes sociales [2001] :
On parlera de classes sociales pour des catégories :
1) inégalement situées — et dotées — dans le système productif ;
2) marquées par une forte identité de classe, dont trois modalités peuvent être spécifiées :
— l’identité temporelle (2a), c’est-à-dire la permanence de la catégorie, l’imperméabilité à la mobilité intra- et intergénérationnelle, l’absence de porosité aux échanges matrimoniaux avec les autres catégories (homogamie) ;
— l’identité culturelle (2b), c’est-à-dire le partage de références symboliques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant une inter-reconnaissance ;
— l’identité collective (2c) à savoir une capacité à agir collectivement, de façon conflictuelle, dans la sphère politique afin de faire reconnaître l’unité de la classe et ses intérêts.


Le même Louis Chauvel dans son dernier ouvrage, revient sur l’existence et la survie des classes moyennes en France. Analyse forte intéressante dans un livre à la fois court, abordable, précis, percutant mais démoralisant (autant prévenir tout de suite), je ne peux que vous conseiller de lire la centaine de pages qu’il représente. Si vous manquez de temps, pensez liens-socio, vous y trouverez forcément une fiche de lecture. De son étude il ressort que les classes moyennes semblent au bord du gouffre et que, au vu des choix politiques qui sont ceux de la France depuis les dernières échéances électorales, leur salut ne repose que sur la capacité de la génération des babyboomers à léguer quelque patrimoine à leur descendance (j’extrapole un peu, puisque le livre est sorti à l’automne 2006, donc avant les présidentielles).

Maman, donne moi mon sédatif !
Page 77, le sociologue qualifie de « sédatif » l’aide intergénérationnelle des parents vers les nouvelles générations. En effet, devant la raréfaction des postes stables, l’inflation scolaire, les difficultés d’accès au logement, la domination d’un système « up or out » (tu monte ou tu sors, tout échec dans ta carrière sera fatal), la survie des enfants de la classe moyenne dépend du capital social des parents, de leurs relations. Et « sans le sédatif que représente l’aide substantielle que de nombreux parents attribuent de façon presque automatique à leurs enfants, la souffrance d’une partie des nouvelles générations n’aurait pu passer inaperçue ».

Ceux qui privilégient le loisir au travail (au sens où ils aspirent à travailler ce qu’il faut pour pouvoir s’épanouir ailleurs que dans le travail, pas au sens de rester le cul sur sa chaise tout seul chez soi) sont socialement en danger de déclassement. Car pour accroître son réseau social, et s’assurer ainsi de surfer sur la bonne vague, mieux vaut travailler 90 heures par semaine que 35 ou même les 48h légales… Travailler beaucoup plus, pour être sûr de ne pas dégringoler dans la hiérarchie sociale : Nicolas Sarkozy avait raison, mais en même temps c’était facile, il a contribué lui-même à ce que cet état de fait advienne. On appelle ça une prophétie autoréalisatrice.

On pourrait se réjouir, finalement, que la générosité familiale soit parvenue à « maintenir l’édifice social » jusqu’à aujourd’hui. Oui mais voilà, « l’argent va à l’argent » comme le rappelle si bien Louis Chauvel, et il vaut mieux être fils d’une famille qui-n’en-a et qui-n’en-veut. « Ceux qui reçoivent le plus sont les enfants issus de familles mieux situées et accédant eux-mêmes aux meilleures positions sociales ». Se pose donc la question de la méritocratie, car on voit mal une mère de famille qui-n’en-a dire à son fiston : « non mon chéri, ce mois-ci je donne ton petit pécule à ton ami qui n’a pas la chance que tu as, à savoir des parents derrière lui pour l’aider dans la vie ». Caricatural ? Bon d’accord, peut-être un peu… Mais Louis Chauvel lui, enfonce le clou :
« La solidarité familiale a certes permis à ceux qui en bénéficient d’amortir des chocs dont la violence aurait été sinon d’une autre visibilité, mais avec quelles conséquences ? D’une part les entreprises ont fini par s’habituer à faire travailler les jeunes pour presque rien, grâce aux généreuses subventions des familles. D’autre part, en agissant comme un analgésique puissant, cette solution a fait oublier le mal qui empire. »


Hors de la pierre, point de salut.
Le problème supplémentaire et fatal dans une société comme celle-ci, c’est qu’on s’expose à un risque de « repatrimonialisation de l’accès au classe moyenne ». En plus du capital social des parents, il semblerait que la réussite soit de plus en plus conditionnée par le capital économique qu’ils ont pu accumuler. On perçoit là le caractère profondément injuste d’une société qui reposerait avant tout sur l’inégalité des chances dès la naissance. Il est loin pour la jeune génération le rêve, rêve qu’avaient largement embrassé leurs parents, d’avoir un travail intégrateur pourvoyeur d’autonomie et de stabilité sociale.

Le risque est donc de voir les différentes composantes des classes moyennes sombrer majoritairement vers les classes populaires, pendant qu’une fraction dominante culturellement ET économiquement parviendra à sauver ses enfants du déclassement social. Cette classe, ou ce projet de classe, Louis Chauvel l’appelle l’aristocratie patrimoniale. Et je ne sais pas ce que vous en pensez, mais quand on entend parler de bouclier fiscal, de déductibilité des intérêts d’emprunt, allégement des droits de succession, détaxation des donations sans oublier l’exonération des salaires étudiants, on peut se dire que cette aristocratie a sûrement de beaux jours devant elle…

Sources :
Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Seuil, 2006.


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lundi 24 septembre 2007

Mettre un mot pour un autre c'est changer la vision du monde social

Ce matin sur France Inter, Jean-Pierre Raffarin était l'invité de Nicolas Demorand. Il est revenu longuement sur la situation financière de la France suite aux quelques mots "maladroits" prononcés par François Fillon en fin de semaine dernière. Je ne reviendrai pas ici sur les imprécisions économiques dont à fait preuve l'ex Premier Ministre, mais sur son point de vue sur la politique française, qui s'attache trop aux querelles de mots, et pas assez au débat d'idée, selon lui. C'est assez intéressant qu'un homme politique dise y-en-a-marre-de-jouer-sur-les-mots, alors que la politique c'est justement ça, utiliser des mots pour faire passer des idées. Sans mots, pas d'idées, puisqu'il serait impossible de les nommer. Bref, cette bizarrerie Raffarinesque me renvoit en échos des paroles prononcées avant ma naissance par Pierre Bourdieu :
Si le travail politique est essentiellement un travail sur les mots, c'est que les mots contribuent à faire le monde social. En politique, rien n'est plus réaliste que les querelles de mots. Mettre un mot pour un autre c'est changer la vision du monde social, et par là, contribuer à le transformer.
Extrait d'un entretien avec Didier Eribon, Libération, 19 octobre 1982.

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mardi 18 septembre 2007

L'aristocratie patrimoniale : une nouvelle classe sociale ? (1)


N'ayons pas peur d'être schématique, c'est parfois plus utile pour comprendre. Sociologues confirmés, passez votre chemin, sinon je risque des volées de bois vert. En sociologie, il y avait jusqu'à un temps pas si ancien deux grandes façons de percevoir la réalité sociale (enfin c'est plus compliqué que cela, mais partons du commencement).


Soit on imagine que les différentes catégories sociales s'empilent les unes sur les autres, comme des strates, et que la hiérarchie s'établit en fonction d'un critère (ou plus), d'une valeur reconnue par tous. Prenons l'exemple le plus courant dans les représentations, l'argent. L'échelle se construit selon les revenus, et la valeur qui correspond c'est l'argent. Les strates sont alors organisées dans une certaine continuité (ne pas en avoir, en avoir un peu, pas mal, énormément). Il y a proximité entre ces strates : ceux qui sont dans celle du dessous n'aspirent qu'à monter, et ainsi de suite jusqu'au sommet. Il n'y a pas à proprement parler d'affrontement entre les strates.

L'affrontement, c'est l'autre façon de voir les choses : les groupes sociaux constituent des classes, avec la particularité d'être non seulement repérables par un ensemble de caractéristiques propres à chaque classe, mais également d'avoir conscience d'exister en tant que classe. Qui dit caractéristiques particulières dit intérêts particuliers à chaque classe. D'ici au conflit social il n'y a qu'un pas, qu'un certain Karl Marx avait franchi allègrement en son temps, en parlant de domination, d'alienation et de lutte des classes. Les bourgeois qui ont tout exploitent les prolétaires qui n'ont que leur force de travail, mais comme le capitalisme est petri de contradictions, le système court à sa perte : dans la lutte acharnée que se livre bourgeoisie et prolétariat, les derniers ne peuvent que vaincre les premiers (un jour je vous expliquerai), et c'est tant mieux parce que c'est le sens de l'histoire...

Et voilà, "ça n'a pas loupé" me direz vous, "dès qu'il parle de classes sociales, il faut qu'il embraye sur Marx, c'est pas possible, il peut pas s'en empêcher"... Et bien ça change, car tout change (eh oui, ensemble, tout devient possible, souvenez-vous !).

Si la sociologie marxiste avait largement contribué à la popularisation du concept de "classe sociale" dans les années 60, il semblait tombé en désuétude depuis la fin des années 80 et les années 90. Et puis depuis quelques années, voilà qu'il repointe le bout de son nez, mais avec une autre interprétation possible, à mi-chemin entre les deux précitées. Les sociologues qui souhaitent réhabiliter le concept de classe retiennent généralement trois critères pour déterminer si un groupe social s'apparente à une classe ou s'il n'est qu'un agglomérat d'individus.

Le premier critère est celui de la place dans le système productif, plus simplement la façon de contribuer à la création des richesses : est-ce que j'apporte du travail ? du capital ? les deux ? Et quelle est ma place dans la division du travail ?
Le second critère est celui du mode de vie : y a-t-il communauté des modes de vie ? Valeurs, pratiques, consommation... on retrouve ici un héritage bourdieusien, avec une sorte d'habitus de classe. Enfin, le troisième et dernier critère est celui de l'immobilité sociale : pour qu'il y ait classe il faut qu'il y ait une certaine stabilité (peu d'ascencions sociales, peu de déclassement) et une certaine homogamie (le fait de choisir un conjoint qui nous ressemble socialement).

Comme le rappelait si bien Notre Président il y a quelques jours, "un peu de méthode ne nuit pas à la résolution des problèmes".
A suivre...


Crédit photo : Nathan Gibbs sur Flickr

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lundi 17 septembre 2007

Etre cheminot, c'est pas ce que vous croyez...


Dans une autre vie, j'ai été cheminot. Si, si, je faisais des trous dans les billets, y a pas de sots métiers, comme disait Gainsbourg. Pour payer ses études, c'est bien pratique, croyez-moi. Alors quand j'ai lu, dans l'édition du Monde daté du 18 septembre, un article sur les conditions de vie des cheminots, ma fibre ferroviaire s'est fait sentir. Ceux qui m'aiment prendront le train, parce qu'ils savent justement que le train, c'est mon dada. Je ne résiste pas à l'envie de copier-coller cet article (je sais, c'est mal), mais voilà, j'en ai marre des "les cheminots, tous des cégétistes staliniens accrochés à leur prime d'escarbille[1] comme des berniques à leur rocher". Paroles de cheminots, vieillis, usés, fatigués, pas forcément syndicalistes, mais qui veulent avoir leur mot à dire dans la discussion qui va s'ouvrir dans les jours qui viennent, à propos de leur régime de retraite.


"Travailler plus vieux, non merci"
LE MONDE | 17.09.07 | 14h34 • Mis à jour le 17.09.07 | 14h43
SOTTEVILLE-LÈS-ROUEN (Seine-Maritime) ENVOYÉ SPÉCIAL

Rémy Devaux est l'un des 800 ouvriers de Quatre-Mares, le vaste atelier d'entretien et de réparation de locomotives diesel situé au coeur de la gare de triage de Sotteville-lès-Rouen : "Je suis chaudronnier. Vingt-neuf ans de boîte, 1 500 euros par mois. Et toute ma vie, rien que du boulot dur, dans le bruit, la poussière, le danger permanent, le diesel, les produits chimiques."

A 52 ans, Rémy est fatigué, le corps visiblement usé par une vie de labeur. Son bras droit est raide et sans force, à la suite d'une série de traumatismes subis au travail : "On a aménagé mon poste pour tenir compte de mon invalidité, mais il faut que j'arrête bientôt, sinon, je vais y laisser ma peau, je n'aurai plus besoin de retraite. Il paraît que les Français vivent plus vieux qu'avant, mais nous autres, à Quatre-Mares, on n'a pas cette impression quand on voit tous les collègues avec des cancers, des attaques cardiaques et cérébrales, toutes sortes de maladies professionnelles."

Comme tous ses collègues, Rémy compte partir en retraite à 55 ans, plus que trois ans à tirer. Il a calculé qu'au total, il touchera 1 200 euros par mois : "Ça me suffira. Travailler plus vieux pour gagner plus ? Non merci. A quoi ça sert d'être le plus riche du cimetière ?"

Dans sa jeunesse, il a travaillé sept ans dans le secteur privé, ce qui lui vaudra de toucher une petite retraite complémentaire à partir de 60 ans : "Le problème, c'est qu'entre 55 et 60 ans, il faudra se serrer la ceinture. Je ne toucherai que 65 % de mon dernier salaire, et non pas 75 %, parce que je n'aurai pas cotisé à la SNCF pendant 37 ans et demi. Avec ça, je ne ferai pas de folies, mais pour la première fois, je vais vivre un peu à ma guise, ça n'a pas de prix." Il rêve de découvrir de nouvelles activités, et aussi de se rendre utile, car la vie associative est riche et variée au sein de la communauté des cheminots.

A l'idée qu'il pourrait être obligé de travailler au-delà de 55 ans, Rémy se sent profondément révolté. Il considère le projet de réforme des régimes spéciaux comme une trahison, comme la rupture d'un contrat juridique et moral essentiel. Sa grande peur est d'être poussé à retarder son départ par des moyens détournés : "S'ils recalculent à la baisse le montant de ma retraite, je devrai choisir entre vivre dans la misère ou travailler trois ou quatre ans de plus, pour récupérer des points. Ça serait vraiment dégueulasse. Je vais me battre."

Ses deux copains, Laurent Jumel, chaudronnier, et Jean-Pierre Ebran, soudeur, tous deux âgés de 42 ans, sont en bonne santé, mais leur état d'esprit est le même. Ils ne sont pas syndiqués, car ce n'est pas dans leur tempérament, mais ils sont prêts à se battre pour préserver leur régime de retraite : "Entre collègues, on discute, on va demander des informations aux syndicats, et on se prépare mentalement pour une grève dure. Le rêve, ce serait un grand mouvement qui ferait tout péter, pour remettre à plat toute cette affaire."

Cela dit, rien n'est joué, car les cheminots ne savent pas encore à quoi s'en tenir : "On essaie d'être vigilants, mais la direction se tait, les syndicats ne sont pas informés, on a l'impression que tout se trame dans notre dos. Cette incertitude est insupportable."

A la réflexion, Jean-Pierre laisse apparaître un certain fatalisme : "Je sens bien que tôt ou tard, ils réussiront à nous voler nos acquis. Mais on va lutter pour limiter les dégâts et obtenir des compromis. S'ils cherchent à nous imposer un projet ficelé à l'avance, tout va exploser."

Laurent fait remarquer que depuis dix ans, les grèves sont uniquement défensives : "On lutte pour garder ce qu'on a, pas pour obtenir de nouveaux avantages. On ne fait jamais grève de gaieté de coeur, ce sont des périodes dures et stressantes. Et contrairement à ce qui se raconte un peu partout, nos journées de grève ne sont jamais payées." Soudain, les visages se ferment, le ton se fait plus âpre. A Sotteville, on ne pardonne pas aux médias d'avoir répandu le mensonge des jours de grève payés : "Non seulement ils sont intégralement déduits de notre salaire, mais en plus, en fin de carrière, lorsqu'on fait le décompte des annuités, chaque jour de grève est défalqué de la durée totale de travail, ce qui diminue le montant final de la retraite. Rien n'est pardonné."

Les jeunes de Quatre-Mares sont moins braqués sur le problème des retraites, mais beaucoup se disent solidaires de leurs aînés. Gilles Chuette, militant CGT âgé de 20 ans, est entré à la SNCF comme apprenti à 15 ans, et a été titularisé à 17 ans. Depuis, il passe ses journées à ramper sous les locomotives, dont il répare les freins. Il gagne 1 100 euros par mois : "Avec un loyer de 475 euros, c'est très juste. Je ne vais pas à la cantine, 6 euros pour déjeuner, c'est hors de prix. Pendant la pause, je prépare ma bouffe dans un local."

Quand il aura 55 ans, Gilles totalisera quarante ans d'ancienneté : "Je pense que ça ira, j'aurai peut-être envie de voir autre chose." En réalité, il sait que rien ne restera en l'état : "Je me battrai à fond pour limiter la casse, sinon, comme c'est parti, il n'y aura plus de limite, les patrons vont nous faire bosser jusqu'à 70 ans."

Pour les jeunes, le problème des retraites vient s'ajouter au combat pour la défense de leur outil de travail. Autour des ateliers, l'immense gare de triage est déserte et silencieuse du matin au soir. Jusqu'en 2004, elle fonctionnait 24 heures sur 24, les équipes faisaient les "3-8" et triaient plus de mille wagons de marchandises par jour. Puis la SNCF a décidé de concentrer le triage sur trois grands "hubs" à Paris, à Lyon et en Moselle. Le déclin général des petites activités de fret au niveau local, jugées non rentables, a accéléré le processus. Sotteville est ainsi passé aux "2-8", puis au "1-8" : depuis l'an passé, seules les équipes de nuit ont été maintenues, car il n'y a plus que 200 à 300 wagons par jour à trier. Un faisceau de 17 voies a été fermé, les mauvaises herbes l'ont déjà envahi. Les agents ont accepté de ne travailler que la nuit, car ils touchent une prime, mais le bruit court qu'une nouvelle réorganisation est en préparation : on les ferait travailler un peu le matin, puis un peu l'après-midi, et la prime sauterait.

Non loin de là, le foyer hébergeant le personnel roulant en déplacement est lui aussi très calme. Jean-Claude, un conducteur âgé de 39 ans qui ne souhaite pas donner son nom de famille, montre les pièces vides : "Il y a 60 chambres ici. Dans le temps, elles étaient occupées à 80 %. Ce soir, nous serons une dizaine."

Comme tous les conducteurs, Jean-Claude doit partir à la retraite dès 50 ans, ce qui lui semble juste et mérité : "Je suis marié, j'ai deux enfants, mais je n'ai pas de vie de famille. Aujourd'hui, je suis arrivé ici à 14 heures et je repars à 4 h 45 du matin. Pas le temps de rentrer chez moi à Caen, je suis coincé ici à ne rien faire, avec mon sac de provisions pour dîner tout seul. C'est toujours comme ça, les journées sont mal montées, je ne suis pas chez moi le week-end, ni à Noël, ni pour les vacances scolaires. Tout ça pour 2 500 euros par mois, toutes primes comprises. J'ai choisi un métier compliqué, plein de contraintes et de responsabilités oppressantes, parce que je savais qu'en échange je pourrais profiter longtemps des joies de la retraite. C'est un choix de vie réfléchi."

Par ailleurs, il est convaincu qu'à partir de 50 ans, un conducteur commence à perdre ses réflexes, son acuité visuelle et sa concentration : "Je n'ai pas envie de devenir un danger public, ni de mourir de cette façon."

Jean-Claude, qui n'est pas syndiqué, n'a pas toujours suivi les mots d'ordre de grève dans le passé, mais aujourd'hui, il se sent prêt : "On va se péter une grosse grève, c'est sûr. Si elle dure, ma femme ne pourra pas beaucoup aider, elle gagne 500 euros par mois, mais nous puiserons dans nos économies, nous sacrifierons les vacances." Il émet malgré tout une réserve : "Je ferai grève s'il y a unité syndicale, mais si les syndicats ne sont pas d'accord entre eux, ce sera le fiasco assuré, je n'en serai pas."

Yves Eudes
Article paru dans l'édition du 18.09.07



[1] La prime d'escarbille ou prime de charbon n'existe plus depuis bien longtemps, mais il y a comme un phénomène d'hystérèse dans les têtes de certains...

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jeudi 13 septembre 2007

Sociologie de la communication politique

Je suis sûr de rameuter du monde sur le blog avec une note au titre si aguicheur. Le tiers de mes potes vénèrent la sociologie par dessus tout, l'autre tiers bave dès que ça cause de communication (voire en ont fait leur métier), et le derniers tiers contient ceux qui ne pourraient concevoir leur vie si la politique n'existait pas. Y en a même un ou deux qui conjugue com et politique à la fois. Je vais en faire des heureux, parce que sur le tas, ils sont peu à lire régulièrement ce merveilleux site qu'est liens socio. Ce site, c'est la crême de la crême des sites francophones consacrés à la socio (avec les classiques des sciences sociales, il faut reconnaître que nos cousins québécois sont trés forts aussi). Il diffuse régulièrement des fiches de lecture et l'une d'entre elles est consacrée au Repères publié par Philippe Riutort aux éditions La Découverte. Rédigée par Igor Martinache, jeune agrégé de sciences économiques et sociales et par ailleurs contributeur assidu des Libres échanges de l'Humanité, cette note de lecture a le mérite d'être courte et précise : n'attendez plus, lisez la !
Et si vous avez un peu plus de temps, un petit tour sur Acrimed pour lire une critique et des morceaux choisis du livre.

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mercredi 12 septembre 2007

La cour des comptes et les niches sociales

Vite fait, comme ça en passant, je vous conseille un article sur le site de l'Express à propos du rapport de la Cour des Comptes sur les "niches sociales". Les niches sociales sont toutes ces exonérations de charges sociales sur des revenus liés à l'activité tels que les stock-options, les intéressements, etc. Le rapport précise que, sur les seuls dispositifs d’association des salariés aux résultats de l’entreprise, les éxonérations de charge représentent un manque à gagner de près de 8 milliards d'euros... Et le journaliste de l'Express de comparer ce chiffre avec les 850 millions d'euros que la mise en place des franchises médicales devraient apporter. Pour coller à l'actualité chaude, je préfère les comparer avec les 3 à 4 milliards de déficits des régimes spéciaux de retraites. Qui est le vilain qui a rappelé que les Golden parachute et autre Golden hello étaient exonérés ???

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mardi 11 septembre 2007

Y a du boulot !

Désolé pour ce passage à vide. J'ai pourtant bien quelques notes qui me trottent dans la tête, des envies de lecture, des lectures déjà faites et des envies d'en parler. Mais le temps me manque. Le métier de prof est un métier prenant, et la rentrée n'est pas la période la plus propice pour la rédaction de billets sur les blogs (en ce qui me concerne, parce que je vois bien que certains sont rentrés de leurs vacances en pleine forme). Alors s'il vous plait, ne supprimez pas tout de suite le fil RSS dans votre agégateur (ou "syndicateur", je ne sais pas). Il va bientôt reprendre vie, mais il faut lui laisser le temps de s'habituer à sa nouvelle situation.

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