jeudi 13 mars 2008

Euthanasie, Vatican, normes sociales et juridiques

Deux informations très différentes retiennent mon attention aujourd'hui : la position de la justice française vis-à-vis de l'euthanasie et celle du Vatican quant aux "nouvelles formes du péché social". Toutes deux permettent de mettre en lumière les relations qu'entretiennent normes sociales et normes juridiques. Le cas de Chantal Sebire, désireuse de mettre fin à ses jours, et la position du Premier Ministre et de la Garde des Sceaux sont relatés ici. Et la "modernisation des péchés" par le Vatican est abordée .

Qu'est ce qu'une norme ?
Une norme est une règle, une façon de se comporter propre au système de valeurs d'un groupe social, qui peut entraîner une sanction si un individu ne s'y conforme pas. En sociologie on distingue deux types de normes, la norme sociale et la norme juridique. La norme juridique est écrite, elle est explicite, et les sanctions qui y sont associées sont également connues. La norme sociale est implicite et la sanction est supposée mais pas inscrite dans le marbre. Si en théorie on peut aisément séparer la norme juridique de la norme sociale (l'une est écrite, l'autre non), en pratique cela est plus difficile. Par exemple l'interdiction de fumer dans les lieux publics est aujourd'hui à la fois une norme sociale et une norme juridique : des panneaux vous indiquent qu'il est interdit de fumer, avec une référence à l'article de loi, vous savez que si vous allumez votre cigarette vous risquez de prendre une amende de 70€. Norme juridique. Mais dans les faits, si vous allumez votre cigarette au beau milieu de la salle de réunion ou du restaurant, la sanction immédiate ne viendra pas de l'agent de police mais des individus qui vous entourent : des regards appuyés, un collègue ou un client qui souffle, un autre qui vous alpague et vous demande de sortir.

Le droit, reflet de l'état des mœurs d'une société ?
L'ensemble des règles juridiques constituent le droit (au sens large). Et pour Emile Durkheim, l'un des pères fondateurs de la sociologie française, le droit doit être particulièrement étudié car il reflète "l'état des moeurs de la société". Dans De la division du travail social, il expliquait que les valeurs sont profondément intériorisées par les individus et c'est pourquoi on ne pouvait que très difficilement les étudier. Il est vrai que les méthodes qualitatives (enquêtes par entretien, récit de vie...) n'étaient pas particulièrement utilisées dans la sociologie de la fin du XIXème siècle. Il s’est donc basé sur le droit des différentes sociétés pour étudier les rapports entretenus par les individus entre eux.
La solidarité sociale est un phénomène tout moral qui, par lui même, ne se prête pas à l'observation exacte ni surtout à la mesure. Pour procéder tant à cette classification qu'à cette comparaison, il faut donc substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à travers le second.
Ce symbole visible, c'est le droit. En effet, là où la solidarité sociale existe, malgré son caractère immatériel, elle ne reste pas à l'état de pure puissance, mais manifeste sa présence par des effets sensibles.

Dans les sociétés modernes, il y a beaucoup de contacts entre individus. Pour Durkheim cela provient de la division du travail. Comme les gens se spécialisent dans leur travail, il y a une solidarité sociale qui nécessairement se met en place ; c’est la différence avec les sociétés traditionnelles, à faible division du travail. Et plus cette vie sociale se densifie, plus on a besoin de définir des règles et de l’organiser pour le bon fonctionnement de la société.
Le droit assure donc la cohésion et la régulation sociale, tout en exprimant l'état des moeurs d'une société. Les valeurs qui sont suffisamment fortes provoquent la pression sociale qui va conduire à la traduction juridique, dans le droit, de ces valeurs. Et même si le droit peut sembler en retard sur l’évolution des mœurs, cela n’est que transitoire.

L'euthanasie, l'opinion et la législation
La Belgique, les Pays-Bas, la Suisse sont des pays dans lesquels la législation tolère l'euthanasie, avec des différences de degrés. Ça n'est pas le cas en France. Pourtant cela fait longtemps que l'opinion publique (si tant est qu'elle existe) est sondée, à intervalles réguliers, et qu'elle se prononce largement en faveur de cette pratique (78% en 1998, 82% en 2002, et 87% en 2007). Dans ces conditions on peut s'interroger : pourquoi le droit prend-il autant de retard par rapport aux valeurs ? Faut-il considérer les théories de Durkheim comme invalides ?

Emile Durkheim avait bien perçu que le droit et les moeurs pouvaient s'opposer fortement :
Cette opposition ne se produit que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Il faut pour cela que le droit ne corresponde plus à l'état présent de la société et que pourtant il se maintienne, sans raison d'être, par la force de l'habitude. Dans ce cas, en effet, les relations nouvelles qui s'établissent malgré lui ne laissent pas de s'organiser ; car elles ne peuvent pas durer sans chercher à se consolider. Seulement, comme elles sont en conflit avec l'ancien droit qui persiste, elles ne dépassent pas le stade des mœurs et ne parviennent pas à entrer dans la vie juridique proprement dite. (…) Normalement, les mœurs ne s'opposent pas au droit mais au contraire en sont la base.


Les "entrepreneurs de morale"
La sociologie de Howard S. Becker peut nous éclairer, ou au moins nous permettre de s'approcher plus près du phénomène d'opposition entre norme juridique et norme sociale. Dans Outsiders, H. S. Becker développe la théorie de l'entrepreneur de morale.
Ce n'est pas parce qu'une norme existe qu'elle est automatiquement en vigueur. On ne peut pas rendre compte de l'application des normes en invoquant la vigilance constante de quelque groupe abstrait ; on ne peut pas dire que c'est « la société » qui est atteinte par chaque infraction et qui agit pour rétablir l'ordre. [...] L’explication met enjeu plusieurs facteurs.
Premièrement, il faut que quelqu'un prenne l'initiative de faire punir le présumé coupable ; faire appliquer une norme suppose donc un esprit d'entreprise et implique un entrepreneur. Deuxièmement, il faut que ceux qui souhaitent voir la norme appliquée attirent l'attention des autres sur l'infraction ; une fois rendue publique, celle-ci ne peut plus être négligée. En d'autres termes, il faut que quelqu'un crie au voleur. Troisièmement, pour crier au voleur, il faut y trouver un avantage : c'est l'intérêt personnel qui pousse à prendre cette initiative.

Dans le cas de l'euthanasie, et en règle générale sur toutes les questions que les journalistes qualifient de "douloureuses", on assiste à un affrontement d'entrepreneurs de morale qui cherchent à imposer leur vision de ce que devraient être les normes et les valeurs en vigueur dans la société. Ainsi ces minorités vont mettre en avant les bienfaits pour la société qu’apporteraient de nouvelles normes ou la persistance des anciennes normes, masquant le fait qu’ils souhaitent imposer à tous ces normes. C'est d'ailleurs l'affrontement qui rend "douloureuse" la question. Il est alors délicat pour le législateur de trancher en faveur de l'un ou de l'autre et préfère adopter le statu quo. Le droit ne serait pas tant le reflet de l'état des mœurs dans la société que le résultat de la confrontation d'entrepreneurs de morale.

Coïncidence, alors que l'actualité se porte à nouveau sur la question de l'adaptation de la norme juridique aux mœurs, l'Eglise catholique procède à la révision du droit canonique pour y intégrer de nouveaux péchés. De nombreuses associations qui refusent l'euthanasie trouvent la source de leur combat justement dans le dogme, en particulier le dogme catholique (6e commandement : "tu ne tueras point"). Les religions étant fondées sur le fait que l'homme est une création de Dieu, seul Dieu devrait apporter ou retirer la vie. Il faut croire que 2000 ans de culture judeo-chrétienne ne s'efface pas si facilement.

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