lundi 14 janvier 2008

L'Alliance des Civilisations

Alors qu'on parle beaucoup de "civilisation" ces derniers temps, et que l'on ne sait pas toujours s'il faut comprendre le terme au sens d'Edgar Morin, ou bien au sens de Samuel Huntington, je lis un article du Financial Times assez intéressant à propos du projet d'Alliance des Civilisations, rédigé par le Premier Ministre Malaisien et intitulé "Muslim nations can pursue knowledge". J'ai entrepris de le traduire rapidement pour en faire bénéficier ceux qui ne s'aventurent pas dans la presse anglophone.

Il y a quelques semaines il se trouve que j'ai parcouru le dernier ouvrage d'Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations (dont on peut lire des recensions ici, ou ). Les auteurs parviennent, avec force démonstration démographique, à prouver que le monde musulman serait en train de connaître sa phase de modernisation, et que plus qu'un choc de civilisation, nous devrions connaître un "rendez-vous", plus pacifique. Une fois que le taux de natalité se sera stabilisé et que le taux d'alphabétisation aura atteint partout un certain niveau, le monde musulman nous rejoindra. J'ai toujours trouvé étonnant que la démographie soit une discipline qui puisse se permettre de ne pas prendre ses distances avec l'évolutionnisme, mais passons, ceci est un autre débat. E. Todd et Y. Courbage évacuent relativement rapidement la variable religieuse en ne lui accordant que peu d'influence, et en se focalisant sur les formes familiales, les systèmes de parenté, et les variables déjà nommées ci-dessus.

L'article rédigé par le Premier ministre Malaisien, connu pour sa défense d'un Islam moderne, fait prendre à la religion une part importante dans les facteurs qui influent aujourd'hui sur les sociétés du monde musulman. Mais il affirme également que c'est une certaine pratique de cette religion qui pourra permettre à cette partie du globe (qui va quand même de l'Afrique à l'Extrême Orient) de connaître une véritable situation de développement, notamment grace à l'accès à la connaissance. Et l'auteur de mettre en garde "l'ouest" contre sa tentation d'imposer au reste du monde sa propre conception de la "civilisation" (intéressant cette opposition Est/Ouest, n'est ce pas ? On n'est pas dans l'opposition Nord/Sud des économistes).

Bonne lecture :

Les nations musulmanes peuvent accéder à la connaissance.

Ce mardi, à Madrid, des dirigeants politiques, d’ONG et de la société civile du monde entier vont entamer deux jours de conférence dans le but de promouvoir la compréhension interculturelle, mais également de créer et développer des partenariats et des initiatives visant à la promotion d’une « Alliance des Civilisations »

C’est, à mon sens, un objectif honorable autour duquel nous devrions tous nous unir. Mais en faisant cela nous devons nous assurer que même la voix des faibles et des marginaux sera entendue. L’ère moderne est caractérisée par une rapide diffusion des idées et des valeurs depuis les centres de pouvoir vers le reste de l’humanité. Malheureusement, le puissant a tendance à attendre du reste du monde qu’il accepte son monde sans poser aucune question. Cela n’est ni toujours possible, ni même désirable.

Les cultures et les civilisations non occidentales ont leur propre histoire, leurs propres traditions et religions, qui s’incarne souvent dans des idées et des valeurs fondamentalement différent de ce que l’Ouest a à offrir. Et ce tout particulièrement en matière de religion.

Beaucoup à l’Ouest attendent que les sociétés musulmanes se développent matériellement, qu’elles séparent la religion de la sphère publique, la traite comme un fait purement privé, à la manière de ce qui s’est passé en Europe pendant à la période des « Lumières ». Cependant, alors que de nombreuses sociétés musulmanes s’urbanisent et se modernisent, nous assistons à un attachement grandissant à l’Islam. Les causes de ce phénomène sont complexes ; les gens veulent protéger leur identité du risque de voir leur identité absorbée par une norme globale. Dans certains cas, l’attachement à la religion est une réaction contre les forces monolithiques de la globalisation, forces qui parfois rompent violement avec certaines caractéristiques de l’Islam : la recherche d’une spiritualité toujours plus profonde, de son dessein, et sa préoccupation à l’égard de ceux qui sont dans le besoin. C’est pourquoi, pour les musulmans, la religion ne peut en aucun cas relever de la seule sphère privée. Pour Mahomet, à la différence d’autres prophètes, a dirigé un état et établi des principes de gouvernement qui incorporaient ces valeurs.

Cela ne signifie pas pour autant que les Musulmans soient contraints de créer des états Talibans partout ! Ni que l’Islam soit l’anathème de la croissance économique. L’assimilation de l’Islam et du monde musulman à la violence, l’instabilité, la pauvreté, l’illettrisme, l’injustice et l’intolérance est hautement fallacieux.

En dépit de cela, on ne peut dénier qu’une large part du monde musulman est en effet parmi les territoires les plus économiquement sous développés. Dans tous les cas, les pays musulmans sont en retard car ils ont renoncé à la poursuite de la connaissance, une injonction fondamentale de l’Islam. La plupart des musulmans ont fermés leurs esprits et laissé la tradition et les interprétations religieuses étriquées affaiblir la recherche, l’innovation. La limitation de la connaissance aux faits religieux et l’apprentissage en cercle fermé a éteint l’esprit de découverte. Ce n’est pas rendre service à l’Islam.

De la même manière, les musulmans ont souvent oublié que le travail est aussi une forme de culte et que l’Islam demande de l’application et de la persévérance. Si les musulmans adhèrent à ces valeurs, alors l’Islam se présentera de lui-même comme une vision progressiste et moderne du monde, focalisé sur la recherche de la connaissance et le développement du capital humain. Le monde musulman ira encore plus loin lorsqu’il débloquera et développera son propre potentiel, à travers de hauts niveaux de qualifications. Mais cela ne sera pas possible si certains musulmans continuent de négliger le droit des femmes à l’éducation et au travail. Les femmes constituent la moitié du capital humain du monde musulman ; en marginalisant les femmes, on ne fait que s’appauvrir nous-mêmes.

On ne saurait attribuer la faute à la seule récession économique que connaît le monde musulman ou aux seuls problèmes récents qui l’ont opposé au monde occidental. Les problèmes persistant en Afghanistan, en Irak, au Liban et en Palestine sont les restes des projections passées du pouvoir mondial. En conséquence, l’humiliation ressentie par les musulmans engendre toujours un manque de confiance vis-à-vis de l’Ouest. Mais, quelque soit la cause, ces questions stratégiques sont maintenant entrelacés et interdépendantes, et leur résolution va requérir aussi bien une plus grande compréhension et une confiance accrue, que la création d’opportunités économiques.

Si, dans les jours qui viennent, nous parvenons à effectuer les premiers pas vers une Alliance des Civilisations, le monde musulman et l’Ouest auront tout deux beaucoup à apprendre l’un de l’autre, et beaucoup à y gagner.

Abdullah Ahmad Badawi, Premier ministre de la Malaisie
Article paru le 14 janvier 2008, dans le Financial Times

Pour en savoir plus sur l'origine du projet d'Alliance des Civilisations

2 commentaires:

Fr. a dit…

Je ne suis pas sûr de comprendre les auteurs : apparemment il faut lutter contre "l'exception musulmane," qui est une fiction, mais accepter celle du "monde musulman" ? Quiconque a mis les pieds en terre musulmane connaît un tant soit peu la haine cordiale que se vouent certaines confessions musulmanes entre elles, selon les configurations locales. Au Maghreb, il suffit de regarder la frontière entre le Maroc et l'Algérie ; au Proche-Orient, qui ira dire qu'il y a un monde qui unit la Turquie à ses voisins ?

Ensuite, comme toi, je doute également de la validité de la seconde partie de l'expression : "le monde musulman nous rejoindra". Nous rejoindre où ? Au royaume de la consommation de masse ?

Je reste aussi sceptique quand je lis le Premier ministre malaysien dans le rôle du Moderne. Il n'est pas très difficile de passer pour réformateur en Malaysie (ou en Iran en 1979, ou en Turquie sous Atatürk, ou ailleurs), où un Ibrahim Anwar a dû démissionner sur le grave chef d'accusation de sodomie sur sa tendre et chère. L'Indonésie pratique un islam beaucoup plus calme et discret, moins prosélyte régionalement, et enterre ses dictateurs.

Pour revenir au "monde musulman" je pense que c'est un abus de langage dû au fait qu'il y a un "monde occidental" hérité de la guerre, de l'OTAN et de Yalta. Le "monde musulman" n'a pas connu ce type de moment historique et ne le connaîtra probablement pas dû à sa géographie (à moins d'imaginer une guerre mondiale dont Suez serait l'épicentre).

Je ne suis pas très bien réveillé donc je tape entre les gorgées de café, mais Todd ne me semble pas plus efficace que moi sur ce coup. C'est dommage parce que je l'aime bien, L'illusion économique m'avait vraiment plu.

Anonyme a dit…

Bonjour,

"Politique", "choc", "alliance" de civilisations, l'emphase est à la mode !

Albert