Sondages, opinion et régimes spéciaux
Ce matin deux sondages réalisés par BVA et CSA pour leurs clients, respectivement Le Figaro et L'Humanité, ont annoncé des résultats exactement opposés quant au sentiment des français à l'égard de la grève de demain, jeudi 18 octobre. Cela me rappelle un billet que j'avais rédigé au lendemain du second tour des élections Présidentielles. Dans ce billet je reprenais la célèbre formule de Pierre Bourdieu, l'opinion publique n'existe pas.
Et effectivment, je continue de croire que l'opinion publique n'existe pas, mais plus précisément qu'elle se construit. Pour ceux qui n'ont pas le courage de relire le billet de mai dernier, je colle ici le paragraphe en question :
Sur les sondages en eux-mêmes
Une fois ces quelques points rappelés, ne nous interdisons pas de lire les résultats des ces sondages. Vous les trouverez ici et là. Qu'est ce qu'on regarde en premier ? La question posée bien sûr :
Pour BVA-Le Figaro :
Pour CSA-L'Humanité :
Première remarque, les formulations diffèrent grandement. Or on sait que les questions orientent fortement les réponses. Dans le cas de BVA, le mouvement syndical est présenté comme "protestataire" et allant "contre" une "réforme des régimes spéciaux". Dans la formulation de CSA, le même mouvement est présentée comme une journée "d'action", et non pas "contre les régimes spéciaux" mais "sur l'avenir du système des retraites" puis ensuite celui des régimes spéciaux.
En présentant le mouvement uniquement sous l'angle de la contestation, BVA a biaisé sa question. En posant la question des régimes spéciaux à l'intérieur de celle de l'avenir du système de retraite, CSA l'a pratiquement biaisée également : en effet les gros titres de l'Huma, forcément courts et nécéssairement percutants, ont pratiqué le raccourci en annonçant "54% de français soutiennent la grève".
Du côté des réponses...
Là aussi la différence entre les deux instituts est assez éloquante. Pour BVA seulement quatre choix : le mouvement peut être aux yeux des français soit tout à fait justifié, soit plutôt justifié, soit pas vraiment justifié, ou enfin pas du tout justifié. Reste un résidu de "Ne se prononce pas" (NSP) dont on parlera plus loin. Pour CSA maintenant, changement de programme : l'éventail est plus large, 5 réponses sont possibles. Le soutien, la sympathie, l'indifférence, l'opposition, et enfin l'hostilité. BVA n'avait même pas envisagé que l'on puisse être indifférent à ce mouvement. Pourtant, si on ne considère que les conséquences du mouvement, extrait de son contexte social (la question des régimes spéciaux), une majorité de français n'utilisent pas les transports en commun pour se rendre à leur travail. Ils ne seront donc pas touchés par le mouvement... ils peuvent donc logiquement y être indifférents. En réduisant le champ des possibles pour ses enquêtés, BVA les a obligé à se situer d'un côté ou de l'autre de la barrière. Bien sûr il y avait le NSP pour montrer son indifférence, mais il n'est pas proposé par les enquêteurs au téléphone comme peut l'être la proposition "Indifférent" dans l'autre sondage.
Il faut s'arrêter sur cette indifférence : je reprends Question de sociologie de Pierre Bourdieu à propos des enquêtes par sondage.
Et je vous invite vivement à lire ou relire le reste des pages 238 à 242 de cet ouvrage.
Il y aurait tant de choses à dire, c'est frustrant de s'arrêter là. Mais pourtant il faut bien, car à chaque jour suffit sa peine.
Et effectivment, je continue de croire que l'opinion publique n'existe pas, mais plus précisément qu'elle se construit. Pour ceux qui n'ont pas le courage de relire le billet de mai dernier, je colle ici le paragraphe en question :
Pourquoi l'opinion publique n'existe pas
[Selon Pierre Bourdieu,] les sondages supposent que tout le monde peut avoir une opinion sur tout. Ils surestiment à la fois l’intérêt et la compétence des personnes interrogées, et posent aux gens des questions qu’ils ne se posaient pas, et qu’ils n’avaient pas l’intention de se poser parce qu’elles ne les intéressent pas. Ils exercent par ailleurs un effet d’imposition de problématique par la formulation des questions. Ils amènent les personnes interrogées à se poser les problèmes dans des termes différents de ceux qu’ils auraient eux-mêmes utilisés. En agrégeant toutes les réponses, on leur accorde non seulement la même intensité mais également le même poids social alors qu’elles ne pèsent pas de la même manière. En supposant que toutes les opinions se valent, on oublie que chaque opinion dépend de la manière dont les gens s’insèrent dans les différents réseaux de sociabilité en fonction de leur âge, de leur sexe, ou de leur milieu professionnel.
Sur les sondages en eux-mêmes
Une fois ces quelques points rappelés, ne nous interdisons pas de lire les résultats des ces sondages. Vous les trouverez ici et là. Qu'est ce qu'on regarde en premier ? La question posée bien sûr :
Pour BVA-Le Figaro :
Les syndicats de la SNCF et de la RATP appellent à une journée de grève le jeudi 18 octobre pour protester contre la réforme des régimes spéciaux de retraite. Vous-même pensez-vous que ce mouvement est tout à fait justifié, plutôt justifié, pas vraiment justifié ou bien pas justifié du tout ?
Pour CSA-L'Humanité :
Vous savez que plusieurs syndicats de la SNCF, de la RATP, d'EDF-GDF, de l'ANPE, de l'UNEDIC, de l'Education nationale appellent à une journée nationale d'action et de grève le 18 octobre prochain, notamment sur l'avenir du système de retraite et des régimes spéciaux . Quelle est votre attitude à l'égard de ce mouvement ?
Première remarque, les formulations diffèrent grandement. Or on sait que les questions orientent fortement les réponses. Dans le cas de BVA, le mouvement syndical est présenté comme "protestataire" et allant "contre" une "réforme des régimes spéciaux". Dans la formulation de CSA, le même mouvement est présentée comme une journée "d'action", et non pas "contre les régimes spéciaux" mais "sur l'avenir du système des retraites" puis ensuite celui des régimes spéciaux.
En présentant le mouvement uniquement sous l'angle de la contestation, BVA a biaisé sa question. En posant la question des régimes spéciaux à l'intérieur de celle de l'avenir du système de retraite, CSA l'a pratiquement biaisée également : en effet les gros titres de l'Huma, forcément courts et nécéssairement percutants, ont pratiqué le raccourci en annonçant "54% de français soutiennent la grève".
Du côté des réponses...
Là aussi la différence entre les deux instituts est assez éloquante. Pour BVA seulement quatre choix : le mouvement peut être aux yeux des français soit tout à fait justifié, soit plutôt justifié, soit pas vraiment justifié, ou enfin pas du tout justifié. Reste un résidu de "Ne se prononce pas" (NSP) dont on parlera plus loin. Pour CSA maintenant, changement de programme : l'éventail est plus large, 5 réponses sont possibles. Le soutien, la sympathie, l'indifférence, l'opposition, et enfin l'hostilité. BVA n'avait même pas envisagé que l'on puisse être indifférent à ce mouvement. Pourtant, si on ne considère que les conséquences du mouvement, extrait de son contexte social (la question des régimes spéciaux), une majorité de français n'utilisent pas les transports en commun pour se rendre à leur travail. Ils ne seront donc pas touchés par le mouvement... ils peuvent donc logiquement y être indifférents. En réduisant le champ des possibles pour ses enquêtés, BVA les a obligé à se situer d'un côté ou de l'autre de la barrière. Bien sûr il y avait le NSP pour montrer son indifférence, mais il n'est pas proposé par les enquêteurs au téléphone comme peut l'être la proposition "Indifférent" dans l'autre sondage.
Il faut s'arrêter sur cette indifférence : je reprends Question de sociologie de Pierre Bourdieu à propos des enquêtes par sondage.
L'information la plus importante qu'un sondage livre à propos d'un groupe, ce n'est pas le taux de oui ou de non, le taux de pour ou de contre, mais le taux de non réponses, c'est-à-dire la probabilité, pour ce groupe d'avoir une opinion.
Et je vous invite vivement à lire ou relire le reste des pages 238 à 242 de cet ouvrage.
Il y aurait tant de choses à dire, c'est frustrant de s'arrêter là. Mais pourtant il faut bien, car à chaque jour suffit sa peine.
5 commentaires:
Le sondage BVA ne parle que de la RATP et de la SNCF, alors que le sondage CSA parle également d'EDF/GDF, de l'ANPE, de l'UNEDIC, et de l'Education Nationale. Je pense que ça a pu jouer aussi sur les réponses. "Les médias" stigmatisent plus les deux premiers... C'est moins politiquement correct de taper sur l'ANPE, et même sur les profs (sauf chez Carrefour au rayon boulangerie, où là, tout est permis ! ;-))
J'ai moi aussi publié un petit commentaire (http://lecailloudanslachaussure.blogspot.com/2007/10/la-propagande-par-le-sondage.html) sur les différences de perception de la grève par les "Français" selon les divers sondages. Toutefois, j'apprécie votre billet que je trouve mieux écrit et aussi plus lisible.
La formulation "mouvement justifié" chez BVA n'a pas le même sens que "soutient et sympathie" chez CSA.
Il me semble qu'on peut trouver un mouvement non justifié, mais en même temps le soutenir et encore plus éprouver de la sympathie pour des gens qui luttent pour conserver un avantage social.
J'espère que quelqu'un fera un jour une étude sérieuse sur OpinionWay, qui me semble en passe de devenir un outil majeur de manipulation de l'opinion. Il est problématique aussi que les journaux citent systématiquement leurs résultats comme ceux de "sondages" alors qu'OpinionWay n'est pas officiellement reconnu comme institut de sondage. ils ont rien dit eux sur les grèves?
Merci. Piqûres de rappel pour les uns, ou véritables découvertes pour les autres, vos rappels des analyses de Bourdieu valent le coup d'être publiées. Continuez !
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