Les filles et les concours
Lu chez Tom Roud en réaction à l'article du Monde intitulé "Les filles brillent en classe, les garçons aux concours" :
Il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause l’existence et la logique du sacro-saint concours. Si l’on considère que les performances en classe, les mentions, les représentations en bonnes prépas … bref, les dossiers scolaires, constituent un bon indicateur du niveau, pourquoi alors conserver un concours ?
Je crois que les écrits de Pierre Bourdieu peuvent nous aider à répondre à la question. Dans un court texte "Culture et Politique" publié dans Questions de sociologie (1980), Bourdieu évoque les concours. Ceux-ci sont très pratiques pour produire de la différence là où il n'y en avait pas, et c'est probablement pour cela qu'ils sont encore très prisés dans le recrutement.
La magie sociale peut transformer les gens par le fait de leur dire qu'ils sont différents ; c'est ce que font les concours. Le 300ème est encore quelque chose, le 301ème n'est rien).
Quand Bourdieu cite cet exemple, c'est justement pour expliquer pourquoi on reconnait moins de compétence politique aux femmes qu'aux hommes. Et finalement il explique que n'importe quelle compétence, qu'elle soit technique, politique ou autre, est toujours une compétence sociale : il faut savoir se faire reconnaitre comme digne de disposer du droit et du devoir d'intervenir sur tel ou tel chose. Autrement dit, la compétence technique existe, mais elle est d'autant plus grande qu'elle est reconnue socialement.
La différence entre les hommes et les femmes (...) est fondée sur un coup de force social, sur une assignation à compétence. La division du travail entre les sexes accorde à l'homme la politique, comme elle lui accorde le dehors, la place publique, le travail salarié à l'extérieur, etc., tandis qu'elle voue la femme à l'intérieur, au travail obscur, invisible et aussi à la psychologie, au sentiment, à la lecture de romans, etc. Même si les choses ne sont pas si simples...
Et même 30 ans après l'écriture de ces lignes, les disparités restent très grandes.
Pour ne citer que des professions dont l'accès est sanctionné par un concours, rappelons que si 57% des fonctionnaires de catégorie A de la fonction publique d'Etat sont des femmes, elles ne sont que 16% dans les emplois dits supérieurs, et 10% dans les emplois à discrétion du gouvernement. Incompétence ou discrimination ?
De même que la filière universitaire est très révélatrice : depuis longtemps les filles sont plus nombreuses que les garçons au niveau Bac, elles le restent jusqu'au niveau Master. Côté professionnel de l'enseignement supérieur : 32% des enseignants-chercheurs sont des femmes, la part tombe à 17% chez les professeurs d'université, et 10% chez les présidents d'Université (Manuel C me corrigera au besoin). Dans la fonction publique territoriale, plus de 50% de femmes chez les attachés et autres catégorie A, mais moins du quart des Directeurs Généraux. Le concours ne protège pas.
Source : Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Editions de Minuit, 1980, pp.239-241.
3 commentaires:
Une fois n'est pas coutume, je vais apporter un léger bémol : parmi les 57% de catégorie A femmes, combien sont professeurs, ce qui les exclut de fait des emplois "dits supérieurs" ?
A mon (humble, car peu autorisé) avis, le concours joue précisément un rôle de protection dans la fonction publique : une femme ayant réussi un concours est bel et bien assurée de conserver son grade, sa catégorie et (sauf manquement grave) son emploi. Il protège donc - mais il ne *suffit* pas.
Je ne sais pas si le concours joue un rôle de protection, mais ce qui est sûr c'est que j'ai déjà ressenti la différence dont parle Bourdieu. Je suis post-doc, quand je vais parler à des chercheurs en France, je sens très clairement que je suis avant tout considéré comme quelqu'un qui n'a pas encore réussi le concours, alors que dans les autres pays, on est vraiment considéré comme un jeune scientifique avant tout. C'est une sensation très vexante et très desagréable.
Je suis pas Manuel C, mais je précise :
13 femmes sur 81 présidents d'université
1 femme sur 4 directeurs d'ENS
0 femme sur 14 directeurs de grands établissements
0 femme sur 7 directeurs d'institutions ou d'écoles externes
1 femme sur 11 présidents de PRES
Source : le petit agenda des présidents.
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