Re : Des économistes chics et chocs
Ce post est un peu particulier puisqu'il s'agit d'une réponse au billet de Jean-Edouard du très bon blog Ma femme est une économiste. Jean-Edouard évoque le dernier ouvrage de Naomi Klein qui montre comme les "différentes crises ont été exploitées consciemment par Chicago Boys et autres comme des opportunités pour vendre des politiques « néo-libérales » présentées comme des « thérapies de choc »". Comme mon commentaire est un peu long, je n'ose pas squatter la page d'origine, et je poste donc ici. Je vous conseille bien sûr de lire le post original avant celui-ci pour mieux comprendre de quoi il retourne.
Début du commentaire
Très belle argumentation. Je vais me risquer à une petite prolongation.
Il n’est pas rare d’entendre les commentateurs, même les plus avisés, affirmer la fin du primat du politique sur l’économie. Et ce notamment à cause de la globalisation. La classe politique elle-même a contribué à cela. On ne compte plus les aveux d’impuissance, depuis le fameux « le chômage… on a tout essayé » jusqu'au dernier « je suis à la tête d’un Etat en faillite ». Les politiques n’ont eu de cesse d’user de l’argument d’impuissance, soit lorsqu’ils sont au pouvoir pour discréditer ce qui a été fait par les équipes précédantes, soit lorsqu’ils sont dans l’opposition pour stigmatiser l’immobilisme des dirigeants en place. Le caractère performatif du mythe de l’impuissance est impressionnant : tout le monde semble persuadé que le politique ne peut plus rien à l’ère de l’économie mondialisée, y compris les politiques eux-mêmes.
Des économistes de premier rang, comme Jean-Paul Fitoussi, n’hésitent pas à évoquer une véritable « politique de l’impuissance ». C’était d’ailleurs le titre d’un ouvrage paru en 2005. Le plus inquiétant c’est que cette politique de l’impuissance sert non seulement à qualifier les politiques étatiques, mais également des politiques supranationales, alors que celles-ci pourraient précisément s’efforcer de rassurer les angoissés de la mondialisation. D’ailleurs Fitoussi affirme que cette politique de l’impuissance est née de la confrontation des deux dogmes : celui du marché et celui de l’antilibéralisme obsessionnel. Il rappelait, pas plus tard qu’il y a une semaine, dans une émission de radio que c’est bien le politique qui devrait déterminer la croissance mais que pour autant nous ne pouvions que constater l'inverse, à savoir une croissance qui dicte les comportements et les décisions politiques.
Alors peut-être faut il paradoxalement voir dans ce découragement du politique face à l’économie une conséquence du fait que celle-ci ne soit plus engagée dans une volonté de faire émerger des doctrines qui puissent s’encastrer dans de puissantes idées politiques. Difficile de conserver sa neutralité axiologique : le scientifique ne peut que se réjouir que la science économique ne soit plus à ce point connecté au politique, qu’elle soit autonome et se limite dorénavant à présenter les choix politiques qui s’offrent aux dirigeants (même si cela m’apparaît quelque peu naïf de penser cela). Cela laisse malheureusement les dirigeants politiques soit dans le flou artistique comme ce peut être le cas de la gauche française, soit dans une démocratie d'opinion, où l'action politique ne semble guidée que par les sondages, accréditant par la même les théories du public choice. L’homme engagé pourrait regretter, alors que le dernier logiciel économico-politique est affaibli, qu’aucun autre ne soit en capacité de prendre sa place. Si bien que le libéralisme ébranlé par des crises successives, a tout le temps de muter et de renaître de ses cendres. J’ai l’impression que nous sommes bloqués sur la dernière séquence, et pourtant je ne peux me résoudre à envisager que nous ayons atteint la fin de l’histoire, et que celle-ci soit marquée par l’hégémonie des logiques de marché sur toutes les autres, à l’exception de quelques résurgences timides. Et la je me rends compte que je me dévoile à moi-même : je suis en fait Fitoussien, rendu à prôner une démocratie de marché…
Par ailleurs ; et pour revenir sur un point de détail de votre argumentation : vous dites que le keynesianisme, le marxisme et le libéralisme sont « des doctrines économiques appuyées sur de puissantes idées politiques ». Je pense plutôt que c’est l’inverse. Au contraire ne sont-ce pas plutôt les idées économiques qui ont en quelque sorte servi d’infrastructures aux grandes idéologies (au sens premier du terme) du XXe siècle, le communisme, l’interventionnisme et le libéralisme (je ne parle pas des totalitarismes) ?
En tout cas j’aime le ton des nouvelles notes, un ton effectivement plus libre qu’à l’époque de RCE. Elles sont très stimulantes.
Fin du commentaire
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Très belle argumentation. Je vais me risquer à une petite prolongation.
Il n’est pas rare d’entendre les commentateurs, même les plus avisés, affirmer la fin du primat du politique sur l’économie. Et ce notamment à cause de la globalisation. La classe politique elle-même a contribué à cela. On ne compte plus les aveux d’impuissance, depuis le fameux « le chômage… on a tout essayé » jusqu'au dernier « je suis à la tête d’un Etat en faillite ». Les politiques n’ont eu de cesse d’user de l’argument d’impuissance, soit lorsqu’ils sont au pouvoir pour discréditer ce qui a été fait par les équipes précédantes, soit lorsqu’ils sont dans l’opposition pour stigmatiser l’immobilisme des dirigeants en place. Le caractère performatif du mythe de l’impuissance est impressionnant : tout le monde semble persuadé que le politique ne peut plus rien à l’ère de l’économie mondialisée, y compris les politiques eux-mêmes.
Des économistes de premier rang, comme Jean-Paul Fitoussi, n’hésitent pas à évoquer une véritable « politique de l’impuissance ». C’était d’ailleurs le titre d’un ouvrage paru en 2005. Le plus inquiétant c’est que cette politique de l’impuissance sert non seulement à qualifier les politiques étatiques, mais également des politiques supranationales, alors que celles-ci pourraient précisément s’efforcer de rassurer les angoissés de la mondialisation. D’ailleurs Fitoussi affirme que cette politique de l’impuissance est née de la confrontation des deux dogmes : celui du marché et celui de l’antilibéralisme obsessionnel. Il rappelait, pas plus tard qu’il y a une semaine, dans une émission de radio que c’est bien le politique qui devrait déterminer la croissance mais que pour autant nous ne pouvions que constater l'inverse, à savoir une croissance qui dicte les comportements et les décisions politiques.
Alors peut-être faut il paradoxalement voir dans ce découragement du politique face à l’économie une conséquence du fait que celle-ci ne soit plus engagée dans une volonté de faire émerger des doctrines qui puissent s’encastrer dans de puissantes idées politiques. Difficile de conserver sa neutralité axiologique : le scientifique ne peut que se réjouir que la science économique ne soit plus à ce point connecté au politique, qu’elle soit autonome et se limite dorénavant à présenter les choix politiques qui s’offrent aux dirigeants (même si cela m’apparaît quelque peu naïf de penser cela). Cela laisse malheureusement les dirigeants politiques soit dans le flou artistique comme ce peut être le cas de la gauche française, soit dans une démocratie d'opinion, où l'action politique ne semble guidée que par les sondages, accréditant par la même les théories du public choice. L’homme engagé pourrait regretter, alors que le dernier logiciel économico-politique est affaibli, qu’aucun autre ne soit en capacité de prendre sa place. Si bien que le libéralisme ébranlé par des crises successives, a tout le temps de muter et de renaître de ses cendres. J’ai l’impression que nous sommes bloqués sur la dernière séquence, et pourtant je ne peux me résoudre à envisager que nous ayons atteint la fin de l’histoire, et que celle-ci soit marquée par l’hégémonie des logiques de marché sur toutes les autres, à l’exception de quelques résurgences timides. Et la je me rends compte que je me dévoile à moi-même : je suis en fait Fitoussien, rendu à prôner une démocratie de marché…
Par ailleurs ; et pour revenir sur un point de détail de votre argumentation : vous dites que le keynesianisme, le marxisme et le libéralisme sont « des doctrines économiques appuyées sur de puissantes idées politiques ». Je pense plutôt que c’est l’inverse. Au contraire ne sont-ce pas plutôt les idées économiques qui ont en quelque sorte servi d’infrastructures aux grandes idéologies (au sens premier du terme) du XXe siècle, le communisme, l’interventionnisme et le libéralisme (je ne parle pas des totalitarismes) ?
En tout cas j’aime le ton des nouvelles notes, un ton effectivement plus libre qu’à l’époque de RCE. Elles sont très stimulantes.
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3 commentaires:
Les relations interblogs n'ayant pas encore été l'objet d'un accord entre blogueurs, je ne savais pas trop où répondre alors finalement je l'ai fait chez moi. Merci pour cette longue et intéressante réponse.
Peut-on aussi envisager ces aveux d'impuissance à la lumière de trois faits :
Pour commencer la complexité, l'abondance et l'accessibilité des informations. En tapant sur Google "économie", j'ai théoriquement le choix entre 65 millions de documents, rien qu'en français. 65 millions ! Ce qui rend le tri, la compréhension des concepts et leur interaction difficile tant la "masse" d'informations est accessible et les interactions nombreuses d'un concept à l'autre.
Ensuite, la multiplicité des centres de décision et empilements de compétences du niveau local jusqu'au niveau international. Pour ne prendre qu'un exemple pas moins de 5 parlements élus au suffrage, avec leurs courants politiques, leurs sensibilités et leurs influences votent notre quotidien : conseil municipal, général, régional, Parlement français, Parlement européen.
Enfin, pour en revenir à ce concept d'influences et sensibilités, le politique qui se trouve en haut devrait théoriquement convaincre non pas chaque français, mais chaque centre de décision : de l'électeur à chaque institution ayant un rapport avec des décisions.
Les femmes et hommes politiques en haut du pouvoir auraient ainsi une "boule enflammée" qu'ils se passeraient les uns aux autres faute de comprendre son fonctionnement et sa complexité.
Qu'en pensez-vous ?
Oui, je suis globalement d'accord sur la complexification. Mais celle-ci ne se limite pas à une complexification-confusion liée à la masse d'information qui nous tombe sur le coin du nez. Il y a encore une majorité de français qui ne s'informe des enjeux actuels par le seul canal de la télévision.
Plutôt une complexification de la prise de décision, due en partie à la globalisation mais aussi et surtout au fait que les pouvoirs publics centraux ("les hommes et les femmes politiques d'en haut") sont à la fois attaqués par le haut (puissance supranationale telle que l'UE, même si on voit les stratégies de résistance mise en oeuvre) et par le bas par les décentralisations successives.
Et puis complexification due au fait que les gouvernants évoluent dans des univers hautement incertains : le désencastrement du marché financier qui fait qu'il connaît des crises récurrentes importantes depuis le début du mouvement de déréglementation, tous les problèmes liés aux nouveaux risques, etc. Sarkozy transforme d'ailleurs en ce moment le "principe de précaution" en "devoir de précaution" pour tenter de justifier ses interventions alors qu'il a été élu, entre autres, par des libéraux. Les mots ont toujours leur importance.
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