samedi 5 mai 2007

Pour voter en conscience, comparer les projets de sociétés

Pour comprendre les tenants et les aboutissants des programmes des candidats et des projets de société qu’ils proposent, il me paraît indispensable de chercher leurs sources. Si Ségolène Royal a très clairement indiqué son désir de s’inspirer des recettes des social-démocraties nordiques (Danemark, Suède, Finlande), et s’est entourée de spécialistes comme Dominique Méda, Nicolas Sarkozy n’est jamais explicite, il masque derrière la communication politique le fait que ses idées viennent pourtant de quelque part. Il est d’ailleurs très fort, on doit lui reconnaître cela : il parvient à convaincre que ses idées découlent de ses valeurs personnelles, mettant en avant sa propre personnalité et non le courant idéologique qu’il incarne. Il parvient également à sortir du clivage gauche/droite des thèmes qui sont, justement, profondément marqué par ce clivage. Mercredi soir, à plusieurs reprises, il a expliqué : «Madame Royal, vous allez être d’accord avec moi, ce thème n’est ni de droite, ni de gauche, il doit faire l’objet d’un consensus dans la société moderne qui est la notre» : sous-entendu, il n’y a qu’une voie possible, et si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous êtes archaïque. Pourtant il s’agissait d’enjeux tels que l’éducation, la fiscalité, et notamment les droits de succession. Pour comprendre, rien de tel qu’une petite plongée dans la pensée de quelques auteurs incontournables : Friedrich Hayek et John Rawls.

Hayek : La justice sociale est un « concept honteux »
Friedrich Hayek est un économiste et philosophe autrichien, promoteur du libéralisme qui a écrit de nombreux ouvrages de référence pendant la période des Trente Glorieuses, lorsque les travaux de J. M. Keynes inspiraient la quasi-totalité des politiques économiques de l’après-guerre. Il s’est toujours battu contre la vision keynésienne de l’économie, et force est de constater que le tournant du milieu des années 70 lui a donné raison. La crise traversée depuis par l’Etat, l’orientation libérale des politiques économiques, l’hégémonie de l’économie de marché ont été dans son sens. Qu’il s’agisse de Reagan aux Etats-Unis ou Thatcher au Royaume-Uni, les politiques anglo-saxons des années 80 vont beaucoup s’inspirer de la pensée de F. Hayek. 20 ans plus tard, Nicolas Sarkozy aussi.
Pour Hayek, la justice sociale est un « concept honteux »[1] car ce concept sous-entend qu’il existe des responsables des injustices sociales, or pour lui personne ne peut avoir la responsabilité de la position des uns et des autres dans une société qu’il considère comme un « ordre spontané ». C’est pour cela qu’il considère que la justice sociale est « un mirage »[2]. Toujours selon la théorie de Hayek, un système qui donne à ceux qui ont déjà est loin d’être mauvais, il est même bon puisque « c’est la possibilité d’acquérir en vue d’accroître la capacité d’acquérir à l’avenir qui engendre un processus global dans lequel nous n’avons pas à repartir de zéro constamment, mais pouvons commencer avec un équipement qui est le fruit d’efforts antérieurs, en vue de tirer le parti le plus fructueux des moyens dont nous disposons ». On retrouve ici la position d’un George W. Bush qui supprime les droits de succession aux USA dès son arrivée à la Maison Blanche, ou d’un Nicolas Sarkozy qui promet de le faire s’il arrive un jour à l’Elysée. Rappelons juste ici que l’instauration de l’impôt sur les successions a permis de réduire fortement les inégalités depuis un siècle. Rappelons également que l’abolition des droits de succession est contraire même à l’esprit du libéralisme actuel, et à la majeure partie du programme de Nicolas Sarkozy : Comment prôner la méritocratie en abolissant les droits de successions (un héritage, par définition, ne se mérite pas) ? Comment prôner la « valeur travail » si les rentiers refont leur apparition ? Nicolas Sarkozy promet pourtant dans son programme de ne laisser « aucun jeune dans l’oisiveté »[3]

Rawls : l’équité est compatible avec les inégalités
John Rawls est un philosophe américain dont l’ouvrage Théorie de la justice a fait date au début des années 70. Les principes de la justice sociale selon Rawls sont :
  1. une égale accession aux libertés fondamentales : chacun doit pouvoir jouir du maximum de liberté compatible avec les mêmes libertés pour tous (ce principe est premier et non négociable, c’est ici que l’on voit l’inspiration libérale au sens politique du terme) ;
  2. les inégalités économiques et sociales doivent être organisées de manière à ce que les positions économiques et sociales restent ouvertes à tous (principe d’égalité des chances) ;
  3. les inégalités tolérées sont à l’avantage des plus défavorisés (principe de différence). Si on tolère que certains s’enrichissent, c’est parce que cela profite au plus pauvres. On privilégiera une société dans laquelle les inégalités s’accroissent, mais les conditions de vie des plus démunis s’améliorent, à une société qui voit les inégalités se réduire mais les conditions de vie des plus démunis se dégrader.
Les inégalités sont justes et légitimes si elles ne réduisent pas la liberté des individus, ni l’égal accès aux positions sociales, et si elles profitent aussi aux plus défavorisés ; le principe d’équité selon Rawls est ainsi respecté. Si l’égalité des chances n’est pas effective, il faut alors prendre des mesures spécifiques pour aider les défavorisés à faire valoir leur mérite. On retrouve ici le fondement du concept de « discrimination positive ».

Une conception opposée a fait naître un autre modèle social
Je veux parler des social-démocraties nordiques qui se sont fixées pour but de réduire les inégalités car elles sont injustes, modèles qui inspirent la candidate socialiste. La seule discrimination positive ne peut résoudre l’ensemble des inégalités d’accès aux positions sociales, inégalités qui tendent à s’accroître depuis plusieurs décennies. Ces inégalités sont une menace pour la cohésion sociale, car une société dans laquelle les inégalités sont fortes et la mobilité sociale faible, est menacée d’instabilité [4]. Les populations défavorisées contesteront naturellement un ordre social qui le condamne à de faibles espoirs d’amélioration (voir le nombre d’enfants d’ouvriers à l’ENA, Science Po Paris, Polytechnique ou HEC). Ils auront une faible adhésion au modèle d’organisation économique qu’ils considèrent comme responsables des inégalités. Le maintien de la cohésion sociale conduit alors à mettre en place des dépenses « sécuritaires » coûteuses. Celles-ci sont à la fois une forme de gaspillage puisque ces dépenses ont une très faible efficacité, contrairement aux chiffres avancés par le Ministère de l’intérieur, mais elles sont également une régression par rapport à l’idéal démocratique. L’équité, au sens des sociaux-démocrates et non des libéraux, consisteraient donc à réduire les inégalités de situation, partant du principe que les individus subissent plus qu’ils ne maîtrisent leur condition sociale. On ne choisit pas ses parents…

[1] F. Hayek, La présomption fatale, 1988
[2] F. Hayek, Droit, législation et liberté, Vol.2: Le mirage de la justice sociale, 1976
[3] N. Sarkozy, Mon projet, Ensemble tout devient possible, p. 13, 2007
[4] Cohésion sociale, emploi et compétitivité, Notes de la DARES, août 2002

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