De la démocratie sur la planète Terre
Nous serions dans les années 2000 dans la même position que les français du début des années 1780, telle est la ligne force de la théorie de Guy Hermet. On ne jure que par le régime en place, même si celui-ci est condamné, et nous sommes incapables d'imaginer des solutions alternatives, malgré les quelques prémices de changement perceptibles. C'est un peu comme si nous étions aveugles, mais pas complètement sourds. Quelque part, au fond de nous mêmes, nous savons que la démocratie n'a plus de démocratique que le nom. La souveraineté du peuple est devenue une expression taboue, les élites ne prennent même plus la peine de feinter la recherche de l'intérêt général, la démocratie est à court de carburant.
Abandonnant à ses mythes le carré des intellectuels, le Peuple n’adhère plus guère à la fiction du gouvernement de tous et pour tous dont se réclame de plus en plus mollement notre démocratie. Naguère, c’étaient les élus du suffrage universel qui faisaient à tout le moins semblant de dépasser les intérêts particuliers pour servir l’intérêt de tous. A présent, c’est la majorité des électeurs ou des abstentionnistes qui, faute d’imaginer une autre option politique pourtant proche, se donne l’air de vivre dans un Etat de la démocratie tardive dont ils soupçonnent pourtant qu’il ne répond plus à ses prétentions.
Une agonie lente mais inévitable
Par ailleurs Guy Hermet ne promet ni ne parie sur un remplacement de la démocratie à court ou moyen terme. Le lexique va perdurer (dans le livre, G. Hermet propose une analyse assez intéressante des déviations sémantiques, des nouveaux tabous, allant jusqu'à évoquer le "préservatif lexical") mais le sens des mots va changer, et de nouveaux vont apparaître : c'est la novlangue de la gouvernance.
Le débat d'idée, la confrontation, laisse la place au consensus mou issu de la gouvernance. Ce n'est plus l'expression de la majorité qui compte mais la cooptation de ceux jugés "utiles" pour décider, par ceux qui sont parvenus au pouvoir grace à un populisme "bon chic bon genre" dans un régime qui se dirige doucement vers l'agonie. La complexité croissante des affaires publiques rend le système de gouvernement démocratique de moins en moins maniable et de moins en moins efficace. Ce n'est donc plus à la majorité du peuple qu'il faut confier le soin de gouverner, mais à la majorité des personnalités qualifiées en quelque sorte. On constate la technocratisation de la démocratie, avec quelques exemples à la clé : la commission européenne et ses commissaires nommés comme archétype bien sûr, mais plus proche de nous toutes les commissions et conseils mis en place ces dernières années pour parvenir à aboutir sur des consensus, depuis le CAE jusqu'à la commission Attali, commissions qui finalement confisquent le pouvoir au peuple. Et la politique emprunte au management le principe de gouvernance. On irait donc vers une sorte de "gouvernance démocratique", dont Guy Hermet rappelait récemment sur France Culture à juste titre qu'il s'agit là d'une magnifique oxymore.
Pourquoi la démocratie va à sa fin ?
Parce que la démocratie est un régime qui doit sans cesse se justifier, trouver des sources de légitimation, principalement dans les élections. Rappelons qu'il s'agit là d'une acception moderne de l'idéal démocratique, car l'élection était considérée par un certain nombre de penseurs grecs comme une menace pour la démocratie. Les élections risquaient effectivement de voir s'installer au pouvoir les plus beaux orateurs et de menacer la démocratie athénienne qui reposait essentiellement sur le principe du tirage au sort des citoyens amenés à gouverner.
Revenons à nos élections : pour être élu, il faut promettre. N'importe quel candidat à un poste politique le sait, le programme compte beaucoup plus que le bilan. S'il était facile de promettre dans les débuts de la démocratie, la chose est beaucoup plus délicate à l'heure actuelle, notamment parce que la globalisation de l'économie a considérablement réduit les marges de manœuvres des gouvernements nationaux. Ainsi les premières promesses consistaient à élargir le droit de vote. On promet le suffrage universel masculin, puis féminin, puis on abaisse l'âge du vote.
Tout cela ne coûtait pas très cher. Ensuite, on a promis la démocratie sociale : l’assurance- maladie, les pensions de retraite, la sécurité sociale en général. Maintenant, la démocratie arrive au fond du réservoir des promesses réalisables. Le déclin de la démocratie – et ce n’est pas une coïncidence – accompagne la fin de l’Etat-providence.Interview de G. Hermet, Le Soir, 8/01/2008
Ainsi la fin de l'Etat-providence ne serait pas tant la conséquence de la domination de la pensée néolibérale que la cause. Le néolibéralisme se serait engouffré dans la brèche constituée par l'épuisement de la démocratie sociale. Et comme la démocratie a besoin de se justifier, elle ne peut faire du sur place. Arrivé au terme de ce que l'on peut promettre, la seule solution est d'aller en arrière, d'où le démantèlement progressif des services publics auquel on assiste. Il faut dire que cette conception prend à rebrousse poil le discours anti-libéral classique.
La démocratie connait certes une expansion géographique, comme je le notais en introduction de ce billet, mais cette expansion correspond plus à la volonté des anciens pays démocratiques de voir coûte que coûte leur régime vieillissant s'exporter pour lui faire connaître une seconde vie. Et ce n'est qu'apparence, la démocratie souffrant réellement de son manque de profondeur. Si l'idéal démocratique est toujours vivant, et l'envie de politique est toujours présente (en témoigne les faibles taux d'abstention des derniers scrutins), le régime politique démocratique, en tant que combinaison d’institutions politiques et de pratiques gouvernementales, a sérieusement du plomb dans l'aile.
Sources :
- Guy Hermet, L'hiver de la démocratie. Ou le nouveau régime, Armand Colin, 2007, 230p.
- Interview de G. Hermet, Le Soir, 8/01/2008
- Pour écouter un débat à propos de la démocratie avec Guy Hermet et d'autres discutants : Du grain à moudre, mardi 19 février 08, France Culture
Crédit photo : Luc Legay sur Flickr