mercredi 22 juillet 2009

Mes vacances en direct sur facebook


J’observe depuis quelques jours un phénomène nouveau. Sur facebook, le réseau social désormais bien connu d’une bonne partie des internautes, on voit apparaître de plus en plus de photos de vacances. Des photos de vacances il en existe depuis que la photographie s’est démocratisée et que tout un chacun a pu capturer l’image comme bon lui semblait. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que ces photos sont rendues (semi)publiques quasiment dans l’instant où elles sont prises. En tout cas la possibilité existe, et de mes contacts partis en vacances, nombreux sont ceux qui nous font partager leur expérience presque en direct, surtout les possesseurs d’iPhone. Et cela m’interroge pas mal...

L’iPhone a permis aux opérateurs de téléphonie de réussir là où ils avaient échoué avec le MMS. Il n’a jamais été aussi facile de prendre des photos et de les transmettre à un correspondant ou à une plate-forme de réseau social de type facebook. Le nombre d’iPhone dans le monde (même s’il reste encore l’apanage d’un groupe limité d’habitants des pays du Nord) est impressionnant : les ventes du téléphone d’Apple ont connu une progression de plus de 600% en un an et ceux-ci représente 50% du traffic web mobile aux Etats-Unis. Il n’a pas fallu très longtemps aux constructeurs historiques de téléphones portables et PDA pour s’engager sur la voie tracée par la marque à la pomme et disputer sa rente de monopole (voir les Nokia N97 ou Palm Pre). On a d’ailleurs là une illustration parfaite de ce que Joseph A. Schumpeter nommait une grappe d’innovation : la conjonction de la miniaturisation de la photo et de l’informatique, les innovations en matière de réseau de communication (la norme 3G) et de technologie web. La communication par message visuel est devenue, grâce à cela, réalité. Dès lors il n’est plus rare de voir apparaitre les photos personnelles de ses contacts sur son ordinateur, quelques instants seulement après qu’elles aient été prises, dans un dossier intitulé le plus souvent « Téléchargements mobiles ».

Définis par notre « agir » plus que par notre « être »

Il est clair que les réseaux sociaux modifient profondément les règles de la sociabilité, les manières d’entretenir ses relations amicales, professionnelles, familiales, son capital social pour aller vite (pour un éclaircissement sur les relations capital social/réseau social). Le sociologue Dominique Cardon (France Telecom R&D/EHESS) évoque les « traces » que laissent volontairement les individus sur facebook et dans lesquelles on vient marcher à leur suite. Untel a vu tel film, critiqué tel ouvrage, cela m’apprend des choses sur ses goûts culturels, il me recommande tel lien, tel article, telle vidéo, il était à tel endroit et il lui est arrivé telle chose. Finalement je suis souvent mieux informé sur les détails de son quotidien que ses propres parents ou enfants. Le lien qui se construit est donc autrement plus riche qu’auparavant puisque je peux converser comme je le souhaite avec lui, en direct ou en différé, sur des sujets qui nous rapprochent.

Les réseaux sociaux influencent aussi la manière de construire sa propre identité. D. Cardon montre bien, à partir d’une typologie des différents usages du web2.0, comment les sites de réseaux sociaux accentuent la subjectivation, c’est-à-dire la construction, par l’individu lui-même, d’une identité personnelle qui fait sens, et ce de manière plus ou moins autonome par rapport à ses caractères objectifs (je reviendrai probablement sur ce point plus tard tant il est au cœur de la sociologie contemporaine). Cette identité « numérique » ne serait plus construite à partir de ce que l’on est, comme l’identité civile, mais bien plus à partir de ce que l’on fait. Et à bien y réfléchir, il est effectivement plus révélateur de voir que tel ou tel contact a répondu à tel quizz, que les réponses mêmes qu’il a apporté aux questions du quizz. De même que par le message d’état ou les photos partagées, on construit son identité à partir de ce que l’on fait « ici, maintenant, et avec untel ». Dernier exemple, celui de l’engagement : en adhérant à un groupe ou à une cause en relation avec une activité personnelle effective, on donne à voir à travers ce que l’on fait, qui l’on est.

Confusion des groupes et relation au temps

A cette profusion de comptes-rendus d’activités diverses à toutes heures du jour et de la nuit je vois deux risques. Premièrement la confusion des groupes socialisateurs. Si facebook permet de recréer un entre-soi relativement bien gardé (voir la notion de « clair-obscur » utilisée par D. Cardon pour décrire les espaces de conversation qui ne sont pas destinés à tous les internautes) les frontières entre les différents groupes sociaux dans lesquels les individus s’inscrivent sont extrêmement poreuses. Même s’il est possible d’établir des listes, de gérer les droits de vos contacts en terme d’accessibilité au contenu que vous produisez en ligne, dans les faits une fois que vos collègues de travail intègrent la sphère semi-privée de vos contacts, ils pourront voir vos photos de famille et inversement. Et vous assistez parfois à une discussion improbable entre un camarade retrouvé de l’école primaire et votre collègue de bureau à propos d’une photo sur laquelle votre coupe de cheveux de CM1 est bien risible. Ici l’exemple est plutôt drôle, mais il y a parfois des « frottements » inhérents au fait que se mélangent des groupes tels qu’amis, collègues, membres des associations et groupes formels auxquels vous adhérez, membres de la famille voire même parfois quelques inconnus ou quelques personnages politiques ou médiatiques. Et que certaines informations échappent à votre contrôle, ou plus précisément n’échappent pas au contrôle interpersonnel alors que vous ne les destiniez qu’à quelques uns. Dans la vie physique, certaines instances de socialisation peuvent entrer en concurrence plus ou moins frontale entre elle (on pense à l’école et la famille par exemple). Il peut en être de même sur facebook dans la mesure où tous ces groupes se retrouvent mélangés.

Deuxième risque, la question du temps, de sa prise en compte, du rapport que l’on entretient avec lui. Facebook provoque à peu près la même chose avec l’information personnelle que ce que font les media avec l’information en général. Sa diffusion est accélérée, et elle s’accumule au fil des détails renseignés par les contacts, jusqu’à submerger le récepteur. Et on cherche toujours à renseigner ces détails le plus rapidement possible. Dans un premier temps on renseignait l’humeur du moment en allant sur le site www.facebook.com. Ensuite on a pu le faire à partir d’autres applications en interconnexion avec le site : twitter, netvibes, ou autre. Après on a eu la possibilité de renseigner sa page par téléphone, avec un SMS envoyé à un numéro spécial. Enfin une application permet de retrouver tout facebook depuis son iPhone ou autre terminal du même genre. Si bien que l’on communique dans l’immédiat certains éléments.

J’en reviens donc à ma question de départ, celle des photos de vacances. Auparavant on racontait à son retour ses souvenirs de voyages, ses souvenirs de vacances à son réseau de connaissances. On faisait partager les odeurs, les paysages, les rencontres, les péripéties, après les avoir reconstruit et intégré dans un schéma narratif, mettant en exergue un détail, oubliant un autre. A présent on peut en plus communiquer son expérience immédiate ; presque plus besoin de raconter les souvenirs, les amis seront prévenus quasiment en temps réel, et le reste des contacts aussi. Par la même occasion, on reste informé des activités des autres, on commente telle ou telle information. Seulement le temps des vacances, pour ceux qui ont la chance d’en prendre, est un temps social particulier, dans lesquels de nouveaux rythmes ont cours, différents de ceux du quotidien. Ce temps social est particulier parce que c’est un temps de non-travail, or on a démontré que c’est bien le travail qui est l’élément qui structure le temps. Les vacances les plus reposantes sont bien celles qui permettent le break avec l’organisation temporelle liée au travail, et plus largement tout ce qui touche à l’activité ordinaire. De la même manière que les employeurs fournissent blackberry et iPhone à leurs cadres pour les rendre joignables et disponibles, les individus sont capables de se contraindre eux-mêmes à des stratégies non conscientes qui leur permettent de continuer à exister, à construire leur identité numérique, même à mille kilomètres de leur quotidien.

[EDIT : 23/07/09] J'apprends via Blog de Nuit que Facebook et Twitter ont dépassé l'e-mail en terme de partage de contenu.

Afin d'illustrer mon propos, quelques morceaux choisis de ce qui retourne après une recherche rapide sur les blogs français à partir des mots clés "Facebook" et "Vacances" :
- Tamtam's weblog : "Tatam prends des vacances … Tout comme son auteur pour une durée d’un mois et quelques jours. Bien entendu, Facebook, Twitter, Flickr et ici même (enfin normalement) seront à jour au moins une fois par semaine. Pas d’inquiétudes à avoir donc."

- Juju alias PrincessKitty : "Holidays Pictures. Pour ceux qui m'ont sur Facebook-pour les autres tant pis-vous pouvez découvrir mes photos de vacances en cliquant sur les images ci-dessous" (à noter que PrincessKitty ne semble pas savoir gérer les droits d'accès à ses photos. Si sont profil facebook n'est pas public, ses dernières photos de vacances à Antibes le sont).

- Filles à blog, le blog tenus exclusivement par des filles qui travaillent pour le magazine L'Etudiant, font la publicité de l'annuaire qui recense les hot spots wifi. Avec ce petit commentaire on ne peut plus suggestif : "Impossible de ne plus consulter Facebook ou letudiant.fr pendant les vacances. Le site linternaute met à votre disposition l’annuaire des hotspots wifi partout en France. Plus de 7000 sont référencés. Alors si vous passez vos vacances dans l’Hexagone, plus d’excuses pour rester out of order."
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Pour en savoir plus sur les sciences sociales et les réseaux sociaux, en video :

Internet, nouvel espace démocratique ?
Entretien avec Dominique Cardon


Dominique Cardon : le design de la visibilité (40')


Sur le ARHV
Dominique Cardon, Pourquoi sommes nous si impudiques ? 12 octobre 2008

Sur InternetActu, site de la Fing, par D. Cardon :
Le design de la visibilité : un essai de typologie du web 2.0

Les sciences sociales et le web 2.0 : Comprendre les sites de réseaux sociaux (1/7)

Les sciences sociales et le web 2.0 : L’identité comme signal (3/7)

3 commentaires:

Damien R a dit…

Il est bien intéressant, ton texte, là ! J'aurais deux questions à poser : est-ce qu'il y a vraiment opposition entre identité numérique qui se fonde sur ce que l'on fait et une autre identité - réelle ? - qui se fonde sur ce que l'on est ? C'est l'expression "sur ce que l'on est" qui me chagrine un peu : personne, même en vrai, ne peut savoir ce que l'on est si ce n'est au travers de ce que l'on fait ou dit, non ?

Deuxième question, est-ce que l'immédiateté de la diffusion des infos perso via iphone etc rend caduque le temps de non travail des vacances ?

En tous cas, vachement bien, je vais aller voir les liens aussi !

Unknown a dit…

Des éléments de réponse à tes deux questions, rapidement

1 – il y a deux questions en une. Il n'y a pas opposition entre identité numérique et identité réelle, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Et ce d'autant plus sur facebook ou les autres réseaux sociaux sur lesquels on communique avec des personnes que l'on connait physiquement. On ne peut pas raconter n'importe quoi parce qu'il y a une forme de contrôle interpersonnel, pas forcément conscient. Tu sais que si tu postes tel photo de ton pote en train de se pichtronner, peut être y a des gens qui vont voir la photo et ça va pas le faire (ce n'est qu'un exemple parmi d'autres).

Après sur l'évolution vers une construction de l'identité à partir de nos actes plus que notre état, c'est quelque chose de caractéristique des sociétés où l'individualisme (au sens sociologique du terme) prend une grande place, l’injonction qui nous est faite de réussir en tant qu’individu, d’être autonome, etc. En fait quand je dis définir une identité « à partir de ce qu’on est » je renvoie aux catégories objectives : l’état civil, les caractéristiques physiques, l’origine sociale, l’origine « « « ethnique » » », les orientations politiques, philosophiques, religieuses et sexuelles, la profession et la classe sociale. Mais dans nos sociétés qui placent l’individu comme une valeur en soi, il faut faire preuve de subjectivité, et le processus qui consiste à se forger une identité « à partir de ce que l’on fait » (de ses engagements, des participations à des actions collectives, des pratiques culturelles ou sportives amateurs, etc.) est une modalité particulière de la subjectivité.

2 - c'est pas parce que tu pars avec ton iPhone en vacances que celles-ci vont forcément être pourries. Mais si dès que tu contemples un paysage somptueux, un batiment remarquable, tu penses à tes contacts facebook et à leur faire partager ton expérience, cela veut dire que facebook et ton réseau social est une charge mentale que tu traines où que tu ailles, qu’il fait partie inhérente de ta vie quoi, la mémoire de ton identité que tu te forges. Et si tu envoies ta photo, par définition c’est pas pour toi, c’est pour qu’elle soit vue, commentée, taguée, etc. Alors comment résister à l’envie de voir les commentaires postés sur celle que tu as envoyé juste avant de partir, de regarder tes mails, de voir que c’est l’anniversaire de truc, etc. Et du coup l’habitude que tu as d’aller faire un petit tour sur facebook ¼ d’heure, 20 minutes quand tu ouvres ton navigateur quand tu te mets à ton bureau le matin, tu la conserves y compris quand le reste de ton temps est complètement bouleversé. C’est un peu comme si facebook entrait dans ton temps physiologique, à côté du temps pour dormir, manger, se laver. Et je pense que cela peut être grave, cela devient une addiction comme une autre.

Anne Lavigne a dit…

Merci pour cet excellent billet (et le commentaire, et la réponse au commentaire). J'aurais aimé faire un commentaire plus constructif, mais d'une certaine manière, le billet me permet de comprendre pourquoi je n'ai jamais souhaité intégrer ces réseaux de socialisation, au-delà d'une impression confuse que j'en avais.